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Monde arabe

Pierre PICCININ da PRATA (Historien - Politologue)

SYRIE - Réponse à Silvia Cattori

Syrie - Réponse à Silvia Cattori (Blog de Silvia Cattori, 21 juin 2012)

 

Chère Silvia,

 

J'ai lu avec attention votre article à mon sujet et la publication de l'interview que je vous avais donnée à Tunis, que vous avez publiés sous le titre Pierre Piccinin et la monstrueuse illusion de l' "ingérence humanitaire".

 

J’ai longtemps hésité à vous répondre publiquement. Mais, votre article faisant le tour des sites de la presse alternative, je n’ai en réalité que peu le choix, si je veux me défendre des allégations que vous y formulez.

 

Je n'en ferai pas une critique exhaustive.

 

J’y trouve cependant quelques procès d’intention, une retranscription partielle de mes propos (des segments entiers de l’interview ont été escamotés), mes réponses inachevées lors de l’interview durant laquelle vous me coupiez régulièrement la parole sans me laisser terminer mon argumentation (avez-vous noté que la plupart de vos questions sont plus longues que mes réponses ?)…

 

Et cette utilisation récurrente de l’argument émotionnel, la torture, qui m’aurait bousculé et fait « radicalement changé d’avis »…

 

Cette manière d’essayer de déprécier mon analyse est choquante.

 

Car mon expérience dans les prisons, à Homs notamment, pour émotionnellement forte qu'elle fût, ne constitue nullement l'argument majeur de mon analyse : la situation a changé en Syrie et, l’ayant constaté, j’en fais état et en tire les conclusions logiques.

 

Ce raccourci entre les tortures et mon prétendu « complet retournement de veste » est régulièrement utilisé dans le discours des anti-interventionnistes pour me disqualifier. C'est malhonnête, et vous le savez.

 

D’où ma décision de vous répondre.

 

Vous m’aviez dit avoir lu et écouté nombre des interviews que j’ai données, mais vous n’en avez retenu que ce qui vous préoccupait et nullement toute la nuance que je donne à chaque fois à mon propos (le samedi 9 juin, sur TV5Monde encore, je dénonçais les exactions de l’opposition et les manipulations de l’information pratiquées par les deux Observatoires syriens des Droits de l’Homme).

 

Ainsi, votre article me rappelle la conférence à laquelle j'avais participé à Bruxelles, peu après ma libération de Syrie, en compagnie de mon ami Bahar Kimyongür (dont je salue la largesse d'esprit et l'honnêteté intellectuelle -l'humanité, tout simplement- et qui, contrairement à d'autres, accepte encore d'échanger avec moi) : vous êtes l'un et l'autre dans l'idéologie, alors que je me définis politiquement de centre gauche et déontologiquement légaliste, et donc relativement neutre par rapport à ce débat.

 

Vous vous accrochez par contre à des postulats que vous n’imaginez même pas avoir l’idée d’un jour remettre en question et qui transpirent de manière évidente de votre discours.

 

À commencer par cet amalgame rapide et systématique, si facile et nullement étayé, entre des situations aussi différentes que l’intervention en Libye ou que celle d’Irak, que j’ai dénoncées et continue de dénoncer pour ce qu’elles ont été (des guerres néocoloniales), et la perspective d’une aide à l’ASL, en Syrie.

 

Ou encore ce leitmotiv, omniprésent dans votre discours, quand vous parlez des combattants de l'ASL :  « ces bandes d'égorgeurs ».

 

Mais les avez-vous seulement rencontrés ?

 

Je ne crois pas que Fadwa Suleiman soit une égorgeuse, ni les braves types qui l’accompagnaient et que j’avais rencontrés en décembre, ni ceux avec lesquels je me suis entretenu à Damas ou à Tal-Biseh, ni les malheureux de Hama, où je n’ai pas vu une seule arme entre les mains des manifestants, qui condamnaient jusqu’il y a peu la militarisation de la contestation, mais que la violence de la répression gouvernementale a poussés à s’en remettre à présent à la protection de l’ASL et à appeler la communauté internationale à l’aide.

 

Bref. Permettez-moi de vous dire que vous ne faites pas un travail d’information, ni d’historien ou de politologue, pas plus que ce journaliste français du Monde, Christophe Ayad, que vous évoquez, lequel m’a épinglé dans un méchant et bête article, revanchard, où il règle ses comptes, mesquinement, tandis que des gens meurent dans les geôles du régime syrien.

 

Comme lui (à sa manière), d’un autre bord, vous produisez vous aussi un travail de propagande.

 

Dans le même ordre d’idée, vous imaginez que j’aurais été téléguidé par l’ASL vers Tal-Biseh et les bastions de la rébellion, comme vous le suggérez à vos lecteurs. Votre commentaire trahit là aussi votre engagement idéologique et une pointe de ce que certains appelleraient « la théorie du complot ».

 

Mon hypothèse de travail était que ces bastions, faibles, se cantonnaient aux frontières, pour la raison qu’ils recevaient de l’aide de l’extérieur et ne pouvaient se maintenir que dans ces régions. C’est pourquoi j’ai concentré mon attention sur ces zones (et j’ai dû invalider partiellement cette hypothèse ; c’est le principe en science politique). Quant à Tal-Biseh en particulier, j’ignorais qu’elle était aux mains des rebelles : je me dirigeais vers Rastan et, Tal-Biseh se trouvant tout au bord de la route, j’ai vu ses bâtiments bombardés, détruits, et y ai improvisé une incursion ; c’est alors que l’ASL m’a abordé.

 

Ces précisions apportées, il me faut encore ajouter que, le plus cocasse, dans tout cela, c'est que je n'ai fondamentalement changé de ligne en rien : comme je le dis et l'explique, il est plus que probable qu’aucune puissance occidentale ne répondra à la détresse des opposants syriens et n'interviendra en Syrie, car aucune de ces puissances n'a intérêt à promouvoir une intervention (n'en déplaise à vos postulats viscéraux du grand complot américano-sioniste).

 

Je ne dis donc rien d'autre que ce que j’ai toujours dit des guerres de l'OTAN, et que vous dites vous-mêmes : elles n'ont lieu que pour défendre des intérêts économiques et géostratégiques; elles n'ont pas lieu lorsqu'il n'y en pas ; et la crise syrienne le prouvera certainement, car l'intérêt de l'Occident y est de ne pas intervenir.

 

Mais peut-être le raisonnement est-il trop improbable à l'esprit de certaint anti-impérialistes omnubilés...

 

Ma neutralité et mon indépendance de tout réseau me coûte cher, semble-t-il : l’hostilité d’un Ayad, que mes critiques des travers de la presse mainstream ont exaspéré et qui pense aujourd’hui se venger (il demeure cela dit bien isolé et devrait avoir honte de son pamphlet indécent), et celle de mes amis à la gauche de la gauche, dont l’intransigeance doctrinaire refuse tout discours étranger au leur.

 

Toutefois, si c'est là le prix de la liberté et de l'honnêteté intellectuelles, je l'assume volontiers.

 

Bien cordialement,

 

Pierre

 

 

Lien(s) utile(s) :  Réponse de Pierre Piccinin (Blog de Silvia Cattori)

 

 

Lire aussi : SYRIE - Le régime al-Assad pratique la torture « à la chaîne »… et SYRIE – Voyage en Enfer

 

 

 

© Cet article peut être librement reproduit, sous condition d'en mentionner la source (www.pierrepiccinin.eu).

 

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